J’étais toute jeune fille. Je vivais chez mes parents, dans la ferme de Francis Gay, où ils étaient fermiers. Quand j’allais chez Henria Chaix apprendre à coudre, je traversais le Jabron par la passerelle et souvent Louis m’y attendait. Si un caillou était posé sur le muret près du ponceau, mon fiancé serait là, derrière le buis, à mon passage du retour…
Enfants de la DASS, Louis et son frère Roger avaient été placés chez Madame Tardieu dès leur plus jeune âge. À partir de 14 ans, ils furent envoyés à la ferme chez M. et Mme Almoric pour travailler. Louis y était heureux…
Un jour de 1944, il alla en courant au-devant d’une patrouille croyant que les Américains arrivaient. Avec le père Beaud, cachés dans les fossés le long de la route de Dieulefit, ils se rendirent bien compte que ce n’était pas les Américains mais les Allemands ! Leurs chevaux ne pouvaient plus avancer et certains mourraient d’épuisement... Je me souviens encore de l’image de deux d’entre eux étendus au bord du Jabron chez Léon Sauvan… Louis retourna presto à la ferme pour prévenir tout le monde.
Nous avions tous très peur… Chez les Almoric, il y avait du bien, et, prévoyante, Suzanne, la fille, eut vite fait de tout replier. Ainsi, bijoux, argenterie et draps furent cachés, à temps, dans un grand trou creusé par Louis.
Ils sont arrivés par chez les Rostand et ont rapidement traversé les vignes en face de chez Francis. Quand ils sont entrés dans la ferme Almoric, ils ont tout de suite envahi la maison. Roger, qui était en bas, s’enfuit en courant dans la ramière, au milieu des jardins, et se cacha sous les haricots embranchés. Les « Boches » sont montés jusqu’à la chambre de Louis et Roger, dans le grenier. Le lit de ce dernier était encore chaud et ils se rendirent compte qu’il en manquait un… Ils les ont fait s’aligner, les Almoric, la grand-mère Viel, le commis Roche et Louis, le long du mur de la cour contre les crochets des cochons, et leur ont ordonné de placer leurs mains sur la tête. Ils les questionnaient en hurlant, toujours à la recherche du résistant. Combien de temps, cela dura… ? C’était effrayant et cela marqua à jamais Louis. D’ailleurs, pendant longtemps, Louis a raconté cette histoire dans les repas de famille en imitant le soldat le plus autoritaire. Mais qu’est-ce qui lui avait pris à Roger de fuir ainsi ? Puis, ils ont parlé entre eux et les ont tous expédiés à l’extérieur de la ferme.
La famille Almoric et Louis se retrouvèrent sur le chemin sans rien et allèrent se réfugier avec mes parents, ma soeur et moi au château, où vivait Seinglat, un vétérinaire de Montélimar. Celui-ci nous organisa un coin pour dormir avec des matelas dans les celliers. Nous y sommes restés quatre jours et quatre nuits. Louis descendait donner à manger, chaque matin, aux bêtes restées à la ferme et en profitait pour chercher son frère. Il criait « Roger… Roger… » sur toute la commune de Puygiron mais rien… Au château, on nous donnait à manger et finalement, nous n’étions pas si mal. Nous étions jeunes et nous ne réalisions pas : cela nous changeait du quotidien et j’étais avec Louis… Par les petites fenêtres, nous surveillions ce qui se passait en bas. Nous les avons laissé faire leur vie et ils étaient contents. Avions-nous le choix ? « ça, ils savaient le faire marcher l’extracteur à miel ! » disait souvent mon Louis.
Ils ont même tué le cochon de la ferme. Ils sont enfin repartis par la Coucourde… Et Roger revint à la ferme ! À ce que je sache, ce fut la seule maison « visitée » de Puygiron… Et les Américains finirent par arriver aussi et par le cimetière ! Je revois encore leurs chars immenses descendre devant la maison Piallat et les boîtes de corned-beef qu’ils nous laissaient en ravitaillement, à leur passage… Louis et moi, nous nous sommes mariés le 7 septembre 1946 et nous eûmes beaucoup d’enfants !
Propos de Rose Dumas recueillis par D. R.
Publié dans Le Giron n° 16 (juillet 2009)