Depuis les années 80, dès les beaux jours, les médias consacrent des articles, des reportages attrayants, au pèlerinage plus que millénaire de St Jacques de Compostelle. St Jacques est à la mode au même titre que les îles grecques ou l'Atlas marocain. Les pèlerins qu'on nous montre, jeunes ou seniors, joyeux, bronzés à souhait, certains équipés par les grandes marques, parcourent des paysages de rêve, le plus souvent en groupes. À première vue tout cela peut paraître crédible. St Jacques serait-il une destination touristique comme les autres ?
J'avais déjà l'intuition que ce voyage-là ne pouvait être assimilé à n'importe quel voyage touristique. Et je fus conforté dans mon sentiment le jour où nous avons vu débarquer dans notre village de Puygiron, en novembre sous une pluie glaciale, deux personnages hirsutes, épuisés, sans âge, sac au dos, accompagnés d'une grande ânesse lourdement chargée qui fermait la marche. Le mot pèlerin prenait brusquement tout son sens étymologique latin, celui d'étranger, à la fois dans l'espace et dans le temps. D'ailleurs à cette vision, des voisins soupçonneux s'empressèrent de verrouiller leur porte.
Nous leur avons ouvert la nôtre, l'homme cherchait un anneau pour attacher l'ânesse. Je lui indiquai le lavoir proche où il pourrait la mettre en sécurité et l'abriter. Puis nous avons invité le couple à entrer et leur avons proposé un café. Ils sont restés debout, hagards, n'ayant pas la force de retirer leurs sacs, ni leurs cirés ruisselants. Ce n'est qu'après avoir avalé quelques gorgées chaudes qu'ils purent articuler quelques mots : Ils étaient belges, de retour de St Jacques par le chemin des écoliers, tous deux âgés de plus de 70 ans, des habitués du « Chemin ». C'étaient d'authentiques « jacquets », autonomes, logeant à la belle étoile, pas de ceux qui utilisent avion, autobus ou taxi. La seule « concession » au rituel était la présence de l'ânesse, compagne précieuse, vitale même, vu la grande distance parcourue et l'âge de nos visiteurs. Ils nous ont fait part de leur difficulté à retrouver d'année en année les chemins, les fontaines dans les villages, sacrifiés au nom de l'urbanisation des campagnes. Très bien équipés en cartes, ils possédaient même un GPS. Ils cherchaient évidemment à éviter au maximum les routes nationales, inadaptées et trop dangereuses. Ils gardaient un moral d'acier forgé par leur solide expérience du «Camino ». Ils se disaient que ce ne serait pas leur dernier pèlerinage si Dieu leur en donnait encore la force.
Nous les aurions volontiers écoutés plus longuement mais les pèlerins sont seulement de passage. Après nous avoir donné leurs coordonnées à Mons, le trio reprit sa longue marche sous une pluie battante avec la pensée de s'offrir, luxe suprême, une nuit réparatrice à l'abbaye de Bonlieu toute proche et ainsi retrouver une apparence humaine et échapper un temps à ce déluge avant d'affronter pendant un mois les quelque mille kilomètres restant.
C'est en lisant « Immortelle randonnée » que cette histoire vécue m'est revenue en mémoire, illustrant la pertinence et la justesse du récit personnel de Jean-Christophe Ruffin, bien loin des idées reçues.
De la même manière que l'auteur dit « d'ici peu je vais reprendre la route » nos deux pèlerins qui n'étaient pas encore arrivés à destination, pensaient déjà au futur désir de Compostelle, la mystérieuse destination des hommes épris d'absolu.
C.P.