Quand l’automne accroche ses ombres aux pierres martelées de Puygiron, entendez vous tinter le fer ? Et le long grincement des essieux ? Et les voix des carriers ? De vifs éclats de roche volent tout autour d’eux. À chaque coup porté, le fer résonne clair. L’oeil aligne l’arête, la main interroge le grain, le souffle époussette un détail. Blanches volutes de poussières emportées par les tourbillons du mistral… L’écho rugueux des murs, c’est ce qui reste d’eux : l’empreinte de leurs gestes, l’amour de leur bien savoir faire, leur esprit.
Photos Patrick Olivon
Cet esprit d’artisan qui se mesure à la matière et au temps, capable de produire des objets de mémoire, dans lesquels restent cristallisés l’intention et l’amour de celui qui a fait. Si l’objet est enregistrement d’une mémoire, alors, nous perdons nécessairement la mémoire en fréquentant l’objet industriel : absolument lisse et standardisé, infiniment multiple et banalisé, il n’est que le froid véhicule d’un froid procédé impersonnel de réplication du profit. Entré dans notre vie sous l’angle du « Pratique ! », « Pas cher ! » ou du « Super-extra-géant ! » il finira certainement à la poubelle avant d’avoir été usé. Nous serons vite las de sa présence vide et le remplacerons par un nouvel objet, au nouveau design, porteur de l’illusion d’une nouvelle identité. Désireux d’une nouvelle vie, nous serons une fois de plus passés à côté et vaguement souffrants.
Si l’objet artisanal nous satisfait, si nous le conservons, si nous le transmettons, ce n’est pas seulement en tant qu’objet, mais bien en tant que mémoire. Profondément porteur de sens, il a cristallisé l’amour de celui qui a façonné dans l’intention de faire apparaître la beauté : une œuvre d’Art en quelque sorte.
Mais l’Art n’est pas l’objet… C’est une manière d’être, le choix d’une vie autrement plus humaine. Cet autre, on l’a peut-être rencontré en nous-même, on a peut-être pris le temps de l’écouter. Il est là sur la cheminée quand, aspiré par la densité, le regard se pose sur l’objet, la main en caresse la surface, faisant ressurgir la mémoire d’un temps humain, le sens d’un itinéraire. Car la vie n’est pas ce que l’on a, ou ce que l’on désire, mais bien ce que l’on est. Seul sentiment capable de forger véritablement et durablement le monde, l’amour donne à l’objet la faculté de traverser les siècles. Mémoire inscrite dans la matière, il y restera gravé aussi longtemps que les humains sauront encore aimer et non seulement désirer.
L’an prochain, en septembre, lorsque l’âme du vieux mûrier retournera en ses racines, les artisans à nouveau s’assembleront autour. Percevrez-vous alors dans l’entrelacs tourmenté de l’écorce, le rire des enfants qui en escaladaient jadis le tronc ?
Patrick Olivon
Publié dans Le Giron n° 7 (janvier 2005)