La porte de la maison s’est ouverte et Jeanne Sauvan, une des doyennes de Puygiron, pose sur nous son regard à la fois serein et gai. Cette gaîté intérieure ne cessera de mettre de la lumière sur son visage pendant tout notre entretien. On n’imagine pas qu’elle fêtera l’année prochaine ses quatre vingt dix ans tant elle irradie la jeunesse et l’humour. Son ami au poil roux, Voyou, a sauté sur ses genoux. Chaton ramassé dans le fossé, il ne la quitte pas et elle lui rend bien son affection.
On découvre quand elle se lève, un handicap qu’elle tient d’une ancienne poliomyélite mal soignée pendant sa jeunesse. Déjà à vingt et quelques années elle a dû affronter la terrible maladie alors qu’elle attendait son premier enfant. Courageuse, endurante, elle s’est battue et affirme : « J’aimais et j’aime la vie. J’ai voulu remarcher et je me suis rééduquée seule, par le travail. » Dans sa bouche ces mots prennent toute leur force.
Car rien de doux dans le cadre rude de la vie paysanne du début du vingtième siècle. Mais elle en a retenu la saveur, le naturel. De l’Ardèche, à Berzème où elle passe les premières années d’enfance elle garde en mémoire la neige, l’hiver, la longue route de l’école, une heure de marche à faire en galoches de bois, avec la pèlerine où le vent s’engouffre. Ce sont aussi les rituels de la chasse, et tout ce qui concerne l’économie domestique. On ne gaspille rien. Elle égraine les mots et derrière son récit on sent le respect de la nature, de ce qui sort des mains de la mère qui cuisine, les fromages qui sèchent, les pommes cuisant dans l’âtre, point de chaleur de la maison, les noix que l’on remue avec le râteau sur le plancher du grenier pour qu’elles sèchent bien, le miel, la cire que l’on donne à mâcher aux enfants comme friandise. « On vivait bien » Elle le répète plusieurs fois. Et ce bien vivre là n’a rien à voir avec le bien vivre d’aujourd’hui. Solitude du village loin des centres commerciaux, simplicité du quotidien, convivialité des échanges avec les voisins, avec le marchand ambulant qui passe. « Tenez, le coquetier, je m’en souviens, il ramassait les œufs, les peaux de lapins… » Et ceci sera vrai aussi plus tard quand les parents quittent l’Ardèche pour s’installer à Puygiron dans la grande bâtisse encore occupée aujourd’hui par la famille. Même vie en cercle clos, au rythme des saisons, des durs travaux sans machines, seulement avec les bêtes, les bœufs, les chevaux, la bêche, la pioche. « On s’entraidait beaucoup, on vivait entre nous, les filles et les garçons n’allaient pas se chercher bien loin… la jeunesse trouvait du travail à l’usine Lacroix, l’usine de moulinage et la minoterie. Et les fêtes ! Avec trois papillotes et une orange à Noël, nous, les enfants on était contents ». Pas de radio, c’est venu plus tard, pas beaucoup d’informations sur le monde. « On a eu la radio en 1950 quand on a quitté le village. On n’avait pas de nouvelles d’ailleurs mais quelle attention au monde alentour. »
« Je n’oublierai jamais les moissons, la vraie fête de se retrouver autour de la moissonneuse batteuse, de faire un bon repas avec les voisins. On connaissait tout le monde. »
La vie a changé très vite, Jeanne le constate mais sans regret inutile du passé et sans complaisance pour le nouveau monde. Elle a évolué avec son temps, s’adaptant, sans perdre la mémoire de toute une vie près de la nature et des hommes, des femmes qui comme elle savaient apprécier ce qui arrivait de bon, de beau car c’était le plus souvent le fruit d’un travail énorme, de sacrifices, d’efforts. Elle relativise l’apport de la modernité mais mesure aussi le progrès qui épargne les forces physiques, met les connaissances et la médecine au service des hommes.
Quelle sagesse dans son analyse du présent. Le désenclavement de la micro société où elle vivait, elle le lit déjà dans la composition de sa propre famille, de sa descendance. « Autrefois on était entre nous, de la même région, du même pays, aujourd’hui le monde s’ouvre, j’ai une petite fille d’origine algérienne, un portugais est aussi entré dans la famille. Je regarde le cœur des gens, pas leur origine. ». Que ses nombreux arrière-petits-enfants profitent de l’intelligence et de l’humanité de leur aïeule pour grandir dans le même esprit de tolérance, de curiosité pour l’avenir, avec la mémoire d’un passé sans mésalliance avec la nature, où bruissent tant d’échos émouvants pour nous tous.
N. P.
Publié dans Le Giron n° 9 (janvier 2006)